Du héros

2 sourcesQu'une bonne moitié de notre morale comprenne des devoirs dont le ca­ractère obligatoire s'explique en dernière analyse par la pression de la société sur l'individu, on l'accordera sans trop de peine, parce que ces devoirs sont pratiqués couramment, parce qu'ils ont une formule nette et précise et qu'il nous est alors facile, en les saisissant par leur partie pleinement visible et en descendant jusqu'à la racine, de découvrir l'exigence sociale d'où ils sont sortis. Mais que le reste de la morale traduise un certain état émotionnel, qu'on ne cède plus ici à une pression mais à un attrait, beaucoup hésiteront à l'admettre. La raison en est qu'on ne peut pas ici, le plus souvent, retrouver au fond de soi l'émotion originelle. Il y a des formules qui en sont le résidu, et qui se sont déposées dans ce qu'on pourrait appeler la conscience sociale au fur et à mesure que se consolidait, immanente à cette émotion, une conception nouvelle de la vie ou mieux une certaine attitude vis-à-vis d'elle. Justement parce que nous nous trouvons devant la cendre d'une émotion éteinte, et que la puissance propulsive de cette émotion venait du feu qu'elle portait en elle, les formules qui sont restées seraient généralement incapables d'ébranler notre volonté si les formules plus anciennes, exprimant des exigences fondamen­tales de la vie sociale, ne leur communiquaient par contagion quelque chose de leur caractère obligatoire. Ces deux morales juxtaposées semblent mainte­nant n'en plus faire qu'une, la première ayant prêté à la seconde un peu de ce qu'elle a d'impératif et ayant d'ailleurs reçu de celle-ci, en échange, une signi­fication moins étroitement sociale, plus largement humaine. Mais remuons la cendre ; nous trouverons des parties encore chaudes, et finalement jaillira l'étincelle ; le feu pourra se rallumer, et, s'il se rallume, il gagnera de proche en proche. Je veux dire que les maximes de cette seconde morale n'opèrent pas isolément, comme celles de la première : dès que l'une d'elles, cessant d'être abstraite, se remplit de signification et acquiert la force d'agir, les autres ten­dent à en faire autant ; finalement toutes se rejoignent dans la chaude émotion qui les laissa jadis derrière elle et dans les hommes, redevenus vivants, qui l'éprouvèrent. Fondateurs et réformateurs de religions, mystiques et saints, héros obscurs de la vie morale que nous avons pu rencontrer sur notre chemin et qui égalent à nos yeux les plus grands, tous sont là : entraînés par leur exemple, nous nous joignons à eux comme à une armée de conqué­rants. Ce sont des conquérants, en effet ; ils ont brisé la résistance de la nature et haussé l'humanité à des destinées nouvelles. Ainsi, quand nous dissipons les apparences pour toucher les réalités, quand nous faisons abstraction de la forme commune que les deux morales, grâce à des échanges réciproques, ont prise dans la pensée conceptuelle et dans le langage, nous trouvons aux deux extrémités de cette morale unique la pression et l'aspiration : celle-là d'autant plus parfaite qu'elle est plus impersonnelle, plus proche de ces forces natu­relles qu'on appelle habitude et même instinct, celle-ci d'autant plus puissante qu'elle est plus visiblement soulevée en nous par des personnes, et qu'elle semble mieux triompher de la nature. Il est vrai que si l'on descendait jusqu'à la racine de la nature elle-même, on s'apercevrait peut-être que c'est la même force qui se manifeste directement, en tournant sur elle-même, dans l'espèce humaine une fois constituée, et qui agit ensuite indirectement, par l'inter­médiaire d'individualités privilégiées, pour pousser l'humanité en avant.

Mais point n'est besoin de recourir à une métaphysique pour déterminer le rapport de cette pression à cette aspiration. Encore une fois, il y a une certaine difficulté à comparer entre elles les deux morales parce qu'elles ne se présentent plus à l'état pur. La première a passé à l'autre quelque chose de sa force de contrainte; la seconde a répandu sur la première quelque chose de son parfum. Nous sommes en présence d'une série de gradations ou de dégrada­tions, selon qu'on parcourt les prescriptions de la morale en commençant par une extrémité ou par l'autre ; quant aux deux limites extrêmes, elles ont plutôt un intérêt théorique ; il n'arrive guère qu'elles soient réellement atteintes. Con­sidérons cependant en elles-mêmes, isolément, pression et aspiration. Imma­nente à la première est la représentation d'une société qui ne vise qu'à se conserver : le mouvement circulaire où elle entraîne avec elle les individus, se produisant sur place, imite de loin, par l'intermédiaire de l'habitude, l'immo­bilité de l'instinct. Le sentiment qui caractériserait la conscience de cet ensemble d'obligations pures, supposées toutes remplies, serait un état de bien-être individuel et social comparable à celui qui accompagne le fonction­nement normal de la vie. Il ressemblerait au plaisir plutôt qu'à la joie. Dans la morale de l'aspiration, au contraire, est implicitement contenu le sentiment d'un progrès. L'émotion dont nous parlions est l'enthousiasme d'une marche en avant, - enthousiasme par lequel cette morale s'est fait accepter de quelques-uns et s'est ensuite, à travers eux, propagée dans le monde. « Progrès » et « marche en avant » se confondent d'ailleurs ici avec l'enthousiasme lui-même. Pour en prendre conscience, il n'est pas nécessaire de se représenter un terme que l'on vise ou une perfection dont on se rapproche. Il suffit que dans la joie de l'enthousiasme il y ait plus que dans le plaisir du bien-être, ce plaisir n'impliquant pas cette joie, cette joie enveloppant et même résorbant en elle ce plaisir. Cela, nous le sentons; et la certitude ainsi obtenue, bien loin d'être suspendue à une métaphysique, est ce qui donnera à cette métaphysique son plus solide appui.

Mais avant cette métaphysique, et beaucoup plus près de l'immédiatement éprouvé, sont les représentations simples qui jaillissent ici de l'émotion au fur et à mesure qu'on s'appesantit sur elle. Nous parlions des fondateurs et réformateurs de religions, des mystiques et des saints. Écoutons leur langage ; il ne fait que traduire en représentations l'émotion particulière d'une âme qui s'ouvre, rompant avec la nature qui l'enfermait à la fois en elle. même et dans la cité.

Ils disent d'abord que ce qu'ils éprouvent est un sentiment de libération. Bien-être, plaisirs, richesse, tout ce qui retient le commun des hommes les laisse indifférents. A s'en délivrer ils ressentent un soulagement, puis une allégresse. Non pas que la nature ait eu tort de nous attacher par des liens solides à la vie qu'elle avait voulue pour nous. Mais il s'agit d'aller plus loin, et les commodités dont on se trouve bien chez soi deviendraient des gênes, elles tourneraient au bagage encombrant, s'il fallait les emporter en voyage. Qu'une âme ainsi mobilisée soit plus encline à sympathiser avec les autres âmes, et même avec la nature entière, on pourrait s'en étonner si l'immobilité relative de l'âme, tournant en cercle dans une société close, ne tenait précisé­ment à ce que la nature a morcelé l'humanité en individualités distinctes par l'acte même qui constitua l'espèce humaine. Comme tout acte constitutif d'une espèce, celui-ci fut un arrêt. En reprenant la marche en avant, on brise la décision de briser. Pour obtenir un effet complet, il faudrait, il est vrai, entraîner avec soi le reste des hommes. Mais si quelques-uns suivent, et si les autres se persuadent qu'ils le feraient à l'occasion, c'est déjà beaucoup : il y a dès lors, avec le commencement d'exécution, l'espérance que le cercle finira par être rompu. En tout cas, nous ne saurions trop le répéter, ce n'est pas en prêchant l'amour du prochain qu'on l'obtient. Ce n'est pas en élargissant des sentiments plus étroits qu'on embrassera l'humanité. Notre intelligence a beau se persuader à elle-même que telle est la marche indiquée, les choses s'y prennent autrement. Ce qui est simple au regard de notre entendement ne l'est pas nécessairement pour notre volonté. Là où la logique dit qu'une certaine voie serait la plus courte, l'expérience survient et trouve que dans cette direction il n'y a pas de voie. La vérité est qu'il faut passer ici par l'héroïsme pour arriver à l'amour. L'héroïsme, d'ailleurs, ne se prêche pas ; il n'a qu'à se montrer, et sa seule présence pourra mettre d'autres hommes en mouvement. C'est qu'il est, lui-même, retour au mouvement, et qu'il émane d'une émotion - communicative comme toute émotion - apparentée à l'acte créateur. La religion exprime cette vérité à sa manière en disant que c'est en Dieu que nous aimons les autres hommes. Et les grands mystiques déclarent avoir le sentiment d'un courant qui irait de leur âme à Dieu et redescendrait de Dieu au genre humain.